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dimanche 26 juillet 2020

LIMONOV ET MOI par Patrick GOFMAN

Salon du Livre 1985 : premier entretien
de Limonov (à gauche) et Gofman.
La disparition de l’illustre écrivain Limonov, à Moscou le 17 mars 2020, va enfouir profondément quelques grands secrets, et en révéler bien de petits… Comme ceux que détenait Gofman ; et que voici.

Le Salon du Livre 1985 (22/27 mars) resplendit encore au Grand-Palais, avant de se commettre avec les salons de la Fripe et de la Tripe, Porte de Versailles. Et je suis délégué dans ce cadre prestigieux par une petite “radio libre”, Be Bop, de Joinville-le-Pont (94). Si Marie-Paule Bêle m’envoie paître, je réussis à traîner devant mes micros l’auteur du “Goulag” (bd), Dimitri, Simone Gallimard, Hervé Bazin (“Vipère au poing”) et… Limonov. Je ne le connais pas, mais il est russe, et ça me suffit. D’ailleurs, à 42 ans il en paraît 30, il est bien habillé, joyeux, et il parle un français rigolo avec les mains. Entre nous c’est parti pour 18 ans.
Mais d’abord, méfiance ! Demeurant rue de Turenne (Paris IVe), Édouard me donne plusieurs rendez-vous place des Vosges, avant de m’accueillir chez lui, de me présenter à son épouse, l’artiste pop Natalia Medvedeva (1958-2003), et de me laisser voir qu’il travaille sous un grand portrait  de Félix Dzerjinski, fondateur polonais de la hideuse police politique soviétique. Pas d’accord.
Au début des années 1990, Limonov – qui prépare “Le Livre de l’eau” – me demande de lui organiser des vacances au bord de la mer. Je dispose d’une auto, à cette époque. Et nous voici pour une semaine à Ouistreham (Calvados), chez le peintre Monique Poisbeau. Elle nous prête sa cabine de bains à Riva-Bella. Et puis j’ai dit à Édouard avoir vécu à Caen une quinzaine d’années, et il veut voir les lieux de ma jeunesse. Nous voici devant un petit pavillon de banlieue, rue du Commandant-de-Touchet, devant l’église orthodoxe de Colombelles, et jusques dans un pré, sous un platane géant et sous une grange, à Escoville. Là, c’est Édouard qui me prend en photo, souriant devant les spectres d’un passé bientôt anéantis, arbre abattu, grange brûlée.
Au cours de notre entretien publié en juillet-août 1992 par “Le Choc du Mois” – « le luxueux mensuel lepéniste » qu’un ou deux procès suffiront à mettre à terre –, nous nous entendons pour maudire les traîtres Gorbatchev et Yeltsine. Mais le fils d’officier du NKVD chante la louange de Staline, 100 millions de morts avec son élève Mao. Pas d’accord.
Septembre 92 : Édouard donne au “Choc” un reportage de 4 pages sur la résistance armée à la roumanisation de la Transnistrie. Avec cette note infrapaginale malicieuse de la rédaction : « Voir dans l’hebdomadaire Révolution du 17/1/92 le reportage de guerre d’E. Limonov en Serbie, alliée traditionnelle de la France. » Révolution, hebdo PCF.
C’est à cette époque que Limonov me demande le contact avec Jean-Marie Le Pen, pour son camarade Vladimir Jirinovski. Hein ? Je ne le connais pas, moi, ce Jean-Marie ! Je m’adresse à Catherine Barnay, “responsable de la rédaction” du “Choc”…  Quelques jours plus tard, Édouard et Vladimir posent auprès du Menhir, à Saint-Cloud. Et j’en suis récompensé : le chef “libéral-démocrate” (sic) m’accorde un entretien. Ne le sachant pas juif (sous un autre nom), je le tracte à pied de son hôtel du VIIIe arrondissement de Paris à la cathédrale orthodoxe de la rue Daru. Il se déclare ému, au pied de cette enclave de Russie blanche. Puis je parviens à vendre l’interview à “L’Événement du jeudi” (22 oct. 92), qui se borne à tripoter mes questions, en respectant les réponses.
Bientôt, comme Alexandre Douguine, Jirinovski rompra avec Limonov pour faire le bon choix (à mon avis comme au leur) : le choix Poutine.
Mai 93 : 4 pages de reportage armé aux côtés des Serbes de Krajina, par E.L. dans “Le Choc”.
Juin 93 : au premier claquement de doigts de Joxe, ministre socialaud de l’Intérieur, tous les médias à la botte recopient le dossier du « complot national-bolchévik » en France : un quarteron  d’intellos fascistes et staliniens lubrifient la jonction du PCF et du FN ! J’ai raconté en détails, dès 1998, dans mon roman “Cœur-de-cuir” (Flammarion éd.) (2) , la première et dernière réunion (bien arrosée à la vodka) du Bureau politique du PNBF ; en masquant les monstres hantant ce Soviet suprême sous des sobriquets : “Pachinko” pour Limonov, “Loujine” pour Patrick Besson, etc.

Vacances à Ouistreham pour Gofman (à g .) et Limonov,
chez le peintre Monique Poisbeau.

En 1996, me voici bombardé « correspondant spécial (du bimensuel nabo) “Limonka” à Paris ». À ce titre, je reçois quelques missives de cette eau :
« Le 12 août 1996, Moscou \ Tu trouvera ton texte “La Faute de l’abbé Pierre” sur la 4eme du “Limonka” N45 (marqué par l’encre jeune). Il est très bon. \ Je serai ravi de publie les autres tes textes, si tu peux m’envoier par le fax. \ Merci, ton ami \ E. Limonov ».
Mais quoi ? Mon russe est beaucoup plus faible encore… Et j’imagine le sourire attendri du colonel Vladimir Vladimirovitch Gofman, au plus haut des cieux, en voyant son cancre de petit-fils publié en russe. Rien que pour cela, merci, Édouard Véniaminovitch !
7 (ou 8 ?) avril 2001 : cent ! “ninjas” du FSB (Sûreté russe) s’abattent sur l’izba solitaire d’Editchka, plume en main, dans l’Altaï. Il est accusé de préparer un coup d’État, car – un mois plus tôt – quatre gamins naïfs de son PNB ont été arrêtés à Saratov-sur-Volga, en possession (depuis une heure ou deux) de deux kalachnikov et 50 cartouches !
Limonov détenant toujours la nationalité française, il écrit à Chirac, et je me tourne vers le Quai d’Orsay, avec Patrick Besson et Alain Paucard. Le ministre, Dominique de Villepin, nous répond le 4 juin 2002 que ses « services suivent l’affaire. »
Notre ami menacé de « 14 ans de camp à régime sévère », nous nous démenons si bien que les plus prestigieux auteurs et éditeurs de France signent notre pétition « Liberté pour Édouard Limonov ». Journalistes et auteurs russes de toutes tendances protestent auprès de Son Excellence V. V. Poutine. Et notre pétition fait le tour du monde, grâce surtout aux Pen clubs.
Après deux ans de prison préventive, Édouard est condamné à 4 ans pour « recel d’armes ». Mais le 30 juin 2003, l’AFP annonce sa libération (3). Et je reçois bientôt une longue lettre du rescapé. De remerciements ? Pas du tout. Un chèque pour mes frais de téléphone (bientôt coupé pendant des années) et de fax tout autour du monde (4)  ? Nullement. Le héros m’explique seulement comment faire éditer son dernier livre au Dilettante. J’y vais à reculons (n’ai-je pas assez de peine à me représenter moi-même auprès des pontes de l’édition ?)…
—  C’est peut-être une bonne idée, me répond l’éditeur d’Anna Gavalda, car je suis un peu trop consensuel depuis longtemps.
—  Vous entendez “consensuel” en un seul mot ?
Dominique Gaultier ne m’adressera plus jamais la parole. Édouard non plus. Il reviendra bientôt à l’édition de gauche en France, comme Actes Sud ; et à la politique libérale en Russie, en compagnie notamment du roi milliardaire des… échecs Garry Kasparov (Croate depuis 2014, vivant aujourd’hui à New York).
En 2014, É. L. daigne approuver le retour de la Crimée à la Russie. En 2018, il est reçu au nouveau centre culturel et religieux russe de Paris, quai Branly. Je ne suis pas invité…
« Eh bien, moi, je ne crois pas beaucoup en sa popularité. Parce que je vois une jeunesse qui est plutôt loin de lui. Il s’essouffle, on l’oublie. On ne peut pas durer tout le temps. »
Oh ! Qui ose ainsi parler d’Édouard Véniaminovitch Savenko, alias Limonov, pas encore froid ? Personne. C’est lui qui parlait ainsi (5) du poète chantant Vladimir Vyssotski, personnalité du XXe siècle la plus aimée de Russie, après Gagarine, 40 ans après sa mort.
Lorsque Patrick Besson lui enfonçait jusqu'aux oreilles la couronne de « meilleur écrivain russe vivant » dont Édouard s’était lui-même coiffé, je ne pouvais que m’incliner devant leur vaste science des lettres russes contemporaines, et dans le texte, forcément, moi qui ne verrais jamais plus vivant que Pouchkine et Nabokov, живее всех живых (6).

Je ne suis pas prophète, moi. Et j’aime mieux me tourner vers le passé. J’y vois une belle amitié, près de vingt ans sans une querelle, du dévouement pour nos patries et nos langues respectives. Mais tout a une fin, et cela vaut mieux. Adieu, vaillant aventurier.



1.- Patrick Gofman a publié en 2019 “Poèmes et chansons” (hors commerce) et “Tout ça à cause de moi”, roman épistolaire, photo de couverture par… É. Limonov, 5 € @amazon.fr.
2.- Quelques exemplaires de “Cœur-de-cuir” se promènent encore sur la Toile ; certains à des prix dérisoires.
3.- L’article “Limonov libéré” de Gofman pour “Le Libre Journal” (n° 298 du 9 juil. 2003) de Serge de Beketch se trouve encore sur le Net : http://www.france-courtoise.info/03/298/page.php?id=10nou
4.- Seuls les auditeurs de Radio Courtoisie s’en émeuvent, et remboursent une facture de téléphone. http://www.ekouter.net/le-cas-edouard-limonov-avec-patrick-gofman-chez-serge-de-beketch-sur-radio-courtoisie-2442
5.- Radio “Écho de Moscou”, 30 juillet 2008. Cité par Yves Gauthier in “Vladimir Vyssotski”, Transboréal éd., 2015.
6.- « Le plus vivant de tous les vivants ». Paraphrase d’un vers de Maïakovski (pour Lénine, hélas).





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