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jeudi 31 janvier 2013

Vient de paraître dans le n° 30 de



Ouvrier du Livre

Patrick Gofman est généralement présenté dans les pages de "SN"  (et d'autres) comme auteur et journaliste. Mais il est d'abord un vieil ouvrier du Livre (ouvrier correcteur). Il évoque ici une carrière vertigineuse : elle a débuté dans une imprimerie "au plomb" qui n'aurait pas dérouté Gutenberg, et elle se poursuit aujourd'hui dans le livre électronique.

"Le livre va-t-il disparaître ?" se demande, tragique, notre ami Francis Bergeron, dans une lettre (septembre 2012) accompagnant le Cahier Henri Béraud n° XXIX (où l'on trouve 90 pages… manuscrites ! de reportage… antifasciste ! dans l'Italie de 1925). Et Bergeron se répond que dans l'avenir, "la publication sur papier (…) viendra couronner le succès rencontré dans le domaine de l'édition virtuelle."
Francis, vous nous prédisez là… le présent, comme la plupart des prophètes, devins, et auteurs de science-fiction : avant d'être empilé dans le rayon prêt-à-porter du Monoprix de Montparnasse (je l'ai vu), "50 Nuances de Grey", le porno à sa Mémère, a d'abord triomphé sur Internet.
Et la débâcle du livre imprimé, dès aujourd'hui, Jean Cochet la décrit ainsi dans "Présent" (29 déc. 2012) : "Au début de Présent le quartier où il est installé (Richelieu-Drouot, Paris IIe) comptait trois librairies. Plus deux bouquinistes au Passage de Choiseul et au Passage des Panoramas. Plus les rayons librairie (très vastes) des Galeries Lafayette et du Printemps.  (…) il ne reste aujourd'hui plus rien. La dernière librairie (Del Ducca) a fermé à la fin du mois dernier. Autant en emporte le mauvais vent cybernétique… Amis du papier imprimé, circulez, il n'y a plus rien à lire."
Je ne prédis ni le présent ni même le passé, pour mon humble part. Je propose seulement ici les souvenirs vagues d'un Fabrice à Waterloo : j'ai pris part à l'immense, à l'interminable bataille du Livre à l'arrière-garde, et je n'ai pas tout vu, pas tout compris, pas retenu grand-chose…
J'avais 3 ans, je lisais assez bien (tête de la directrice du jardin d'enfants quand on s'en est aperçu), et je trouve, abandonné dans l'autobus, un exemplaire de "France-Soir". Je m'en saisis, et aussitôt une faute d'orthographe me saute aux yeux. La tête me tourne : "Mais… on ne peut pas mettre des fautes dans le journal !?" Je ne savais pas encore que j'étais un correcteur-né, ni que "l'art est d'abord une sale manie" (Baudelaire, non ?).
J'ai débuté dans les années 1970, à l'imprimerie trotsko-lambertiste Abexpress, rue du Château-d'Eau (Paris Xe), sur une linotype, machine d'aspect médiéval, mais née en 1885. J'arrivais tard le soir, après le départ des titulaires "en pied", et pour un salaire dérisoire je branlais d'avant en arrière une poignée qui déclenchait la confection de "blancs". Je n'interrompais cette fastidieuse besogne que pour remplacer le lingot de plomb qui descendait lentement dans le bac de fusion, ou pour découvrir une palette de livres pornographiques, premier accroc à mes illusions sur la moralité trotskiste, et secret lamentable que j'ai gardé 30 ans pour moi…
Le temps passe, et me voici dessinateur de presse pour quelques publications socialistes (1) comme la revue rocardienne "Faire" (qui rejeta rageusement le slogan publicitaire "J'ai envie de "Faire", que je lui offrais pourtant gratis). Je réclamais toujours en vain mes originaux (qui finiront bien par refaire surface à l'hôtel des ventes, à des prix astronomiques). "Ils sont restés à l'imprimerie." Je vais à l'imprimerie. On me rend quelques dessins, on bavarde, et je finis par remarquer sur un mur des signes cabalistiques.
— C'est quoi ?
— Ben, c'est les signes de correction !
— Je peux les photocopier ?
C'était un temps où "France-Soir" n'était ni russe, ni mort. Ce quotidien tirait à un million, et on y  trouvait chaque jour des milliers d'offres d'emploi, réelles ; pas les cinq grosses pubs frauduleuses, en couleurs, d'aujourd'hui. Tous les jours, on demandait des correcteurs, que ce fût dans l'édition, la presse, ou le "labeur" (le reste, moins payé ; l'ensemble constituant le "Livre" avec majuscule, ou "CAPitale", dans notre jargon).  Me voici dans un vieil atelier, immense, quai de la Seine, sur le bassin de La Villette (Paris XIXe). Entretien d'embauche :
— Vous êtes tierceur ?
— Oui oui… bien sûr !

Je ne jouais pas au tiercé. Je ne compris ce qu'était un "tierceur" que deux ou trois dizaines de milliers de francs lourds plus tard, quand on eut gâché une tonne de papier luxueux (vergé du Japon, il me semble) sur la foi de ma première correction "tierce" : troisième, irrévocable et garantie. On ne me vira pas pour si peu – quelle belle époque. Et je vécus encore quelques semaines dans une cage de verre (censée m'isoler du bruit infernal des machines). Je ne relevais la tête que pour contempler  avec stupeur et admiration les typographes qui démontaient des blocs d'impression cerclés de ficelle à mes injonctions souvent hasardeuses, au crayon rouge sur des "épreuves" roulées une par une à l'encre noire épaisse.
Je finis par connaître un peu mon métier (2). Assez pour réussir l'examen très sélectif du Syndicat CGT des Correcteurs pour travailler dans la presse  – le secteur le mieux payé, le moins fatigant et le plus prestigieux. Malheureusement, j'avais été exclu en 1979 de la secte lambertiste, ayant publié mon premier roman sans son autorisation. Or le syndicat était contrôlé conjointement par des lambertistes et des anarchistes. Son service de placement – encore très puissant au début des années 1980, après avoir joui du monopole de l'embauche  – ne m'a jamais procuré une heure de travail en 4 ans, ni dans la presse, ni ailleurs… Alors que je me souviens des museaux de deux Sud-Américaines, dont un patron intimidé me dit : "Elles parlent à peine français. Tu penses bien que leur "travail" ne sert à rien. Mais enfin, c'est le syndicat  des Correcteurs qui les envoie, alors…"
Ces bienfaiteurs de l'humanité ont encaissé mes cotisations sans broncher pendant 4 ans. Mais ils ont fait mieux que de donner mon travail à des illettrées. Un jour, au service de placement, que je visitais en pensant naïvement me rappeler à son bon souvenir (au lieu de me faire oublier), on (un crapaud à lunettes) me dit :
— Tu travailles ?
— Oui.
— Où ça ?
Comme un con, je le dis au venimeux bureaucrate. Le lendemain, je suis viré sans explication, par un taulier qui, la veille, avait discrètement payé mon café  avant moi, au bar du coin.
Les bornes de ma naïveté étaient fracassées. A la prochaine AG du syndicat, je suis monté à la tribune, sur mon trente-et-un (pour bien leur montrer que je gagnais ma vie, malgré eux), et j'ai démissionné  avec quelque fracas : le commun des adhérents ne soupçonnait rien des petites combines nauséabondes de la direction anarcho-trotskiste, et celle-ci dut même publier mon petit discours dans son journal.
J'ai réussi à survivre à l'interdiction de travail totalitaire – berufsverbot – de ma ci-devant secte. Intérimaire, veilleur de nuit, peintre en bâtiment, toujours là où l'on ne m'attendait pas… J'ai pourtant mis 14 ans à retrouver un éditeur (3).


Aujourd'hui même, j'ai rendu corrigée l'  "Histoire de France" de Jacques Bainville aux Editions des Cimes : il y a du travail pour LE correcteur de droite sur la place de Paris ! Ma bibliographie présente une dizaine de titres de livres sur papier ; jusque chez Flammarion, chez qui j'ai rencontré un ancien de la LCR, encore plus anti-lambertiste que n'importe quel faf. Sous sa direction (littéraire), j'ai réglé mes comptes  avec le trotskisme dégénéré… Le premier à l'oser, suivi par tout un troupeau.
Et les manuscrits que l'on me refuse encore (depuis dix ans, parfois), ils connaissent désormais la publication virtuelle chez amazon.fr. Qu'on se le dise ! Par courriel.

1.- "Eh ben, t'es pas dégoûté !" me dirait avec colère et mépris, en l'apprenant (de moi), le dirigeant lambertiste Michel Zalewski dit Sérac. En négligeant ce petit détail (auquel j'aurais dû moi-même prêter plus d'attention) : en 12 ans, la presse lambertiste n'a accepté de moi qu'un articulet non signé, et pas une ligne, pas un trait de plus (sauf deux dessins sous pseudonyme, Igor O.K., dans le journal de l'Unef-AJS, brièvement dirigé par… ma belle-sœur). Quant à savoir comment j'étais censé manger, ce détail-là indifférait Sérac plus encore s'il est possible.

2.- Et par y trouver un plaisir extrême. Quand je ne devais pas me farcir l'annuaire des médecins, chez Bottin, je me délectais de ces paroles de V. V. Nabokov, mon idole, au sujet des correcteurs : "J'ai trouvé parmi eux des êtres d'une délicatesse extrême, capables de débattre avec moi d'un point-virgule comme d'un point d'honneur." (Strong Opinions)

3.- Et après ça, il y a  encore un imbécile qui chuchote, aux cabinets, que je serais resté trotskiste ! Et trois abrutis qui l'écoutent !



3 commentaires:

  1. Ha ! ça! c'est absolument génial ! C'est ce genre de "post" que j'aime le plus !!!

    bravo ! mille fois bravo à vous cher Patrick !

    Wouhahouhhh ! Vous avez su lire à 3 ans ! ... Mais, cela ne m'étonne pas tellement. Et parfois, il m'arrive de penser : "je suis certaine que Patrick est ... euh... comment dire ? ...HP... " mais aussi a du courage et du cran.

    Vous deviez vous ennuyer à l'école ! ça ne devait pas toujours être drôle... Je comprends...

    bigre ! je dois partir.

    Bon de toutes façons, ce que j'écris, ou dis, est souvent un iceberg, la partie cachée prendrait des pages et des pages, mais quel embrouillamini...

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  2. C'est un de tes plus beaux papiers, copain ! Fais-le encadrer.

    Bozo, tyran en second du "Neuf cube"

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  3. c est interessant, surtout pour moi qui comme un c..je lisais IO le journal lambertiste dans lequel vous bossiez donc j ai toujours plaisir a decouvrir l arriere boutique lambertiste disons

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